Il nageait dans un plasma sombre et visqueux qui lui donnait l'impression de flotter au fin fond d'un pot de crème de pruneaux.
Il se sentait si léger qu'il n'éprouvait plus le poids de son corps, d'ordinaire si las et courbaturé. Cette pensée cingla son esprit, qui s'éveilla de ses songes sucrés. Il continuait de flotter dans cette atmosphère pâteuse et ténébreuse, qui lui évoquait à présent l'estomac d'une bête luciférienne.

"Euh... Allô ?" bégaya Manouël. Sa question resta un moment suspendue dans le vide, puis se désintégra en un essaim de particules.
"Y'à... y'à quelqu'un ?" Sa voix sonda les contours de l'endroit, emplit l'espace vacant, puis se fit happée par un souffle, comme si une silhouette tapie dans l'ombre l'observait.

Pendant une minute il ne se passa rien, à l'exception des craintifs balayements du regard qui animaient le visage tendu de Manouël. Soudain se matérialisa devant lui une immense silhouette, et il tomba à la renverse. Compte tenu des caractéristiques physiques de l'endroit, le corps de Manouël se tenait à l'horizontale, allongé à un nombre indéfini de centimètres au-dessus du néant, lorsque la silhouette parla :

"Oui ?"

La voix était une voix de stentor, caverneuse et pénétrante. C'était la voix d'un colosse, mais d'un colosse qui se taille les ongles et qui lit de la poésie grecque. C'était une voix à la fois effrayante et envoutante. Manouël bascula en avant, et leva la tête. Devant lui se tenait une créature éléphantesque affublée de dizaines de tentacules, à moins que ce n'était une créature céphalopode munie d'une trompe. L'un dans l'autre, le résultat faisait penser à une expérimentation de mauvais goût.

"Euh... bah, hum, bonjour.
- Bonjour.
- Euh.. hum... C'estquoivotrenomqu'estcequejefaisiciestcequesuismort ?
- Oui.
- Comment ça, oui ?
- Vous avez juste.
- Mais juste sur quoi, au juste ?
- Vous avez juste sur mon nom, mon juste.
- Uh ?
- Je m’appelle S'kouavo'non'esfouiciesj'uimor, mais tu peux m’appeler Gustave.
- Ah. Bon. Très bien. Et pour... euh... les autres questions ?
- De la margarine de cheval et, euh, Meurthe-et-Moselle.
- Uh ?
- Ah non, désolé, fit Gustave en se tapotant le front d'un bras de tentacules. C'était pour un autre patient."

Gustave s’absorba dans une réflexion profonde, puis demanda :
"Quel est votre nom, mon brave ?
- Manouël.
- Manouël, fit Gustave en agitant ses tentacules, qui décrivirent des petits moulinets, Manouël quoi ?
- Manouël Planchard.
- Ah, c'est toi. J'ai un autre patient au bout de la ligne qui arrête pas de me demander si t'es vivant."