De là où il se tenait, la gravité avait relâché son étreinte et le sol n'était plus qu'un lointain souvenir. Il voguait vers une destination inconnue, le torse bombé d'assurance, l'attention à peine troublée par l'assourdissant vrombissement qui chatouillait ses oreilles et qui lui donnait l'impression de voler sur le dos d'un aigle majestueux carburant au diesel.

"Oulah, on est déjà arrivé ? fit Manouël en sursautant, comme si une aiguille venait de lui bécoter le dos.
- Hmm ?
- Brrr, c'est qu'je sens déjà le froid m'envahir les doigts d'pied. Pas toi ?
- Euh...
- Alors c'est ça l'Alaska ? s'écria Manouël en jetant un regard fougueux par-dessus l'épaule de Kaëzar, en direction du hublot qui la prolongeait.
- Bah...
- Quoi ?
- Bah, c'est... c'est Roubaix.
- Ah. Roubaix. C'est moins loin. Roubaix, Roubaix, Roubaix." marmonna Manouël, avant de soudainement piquer du nez. Les Roubaix défilèrent dans son esprit, la silhouette côtonneuse et l'intonation bêlante, puis bientôt les ombres nébuleuses fondirent dans l'obscurité de la nuit.

Un silence de mort régnait dans la carlingue lorsqu'il s'éveilla à nouveau. La lumière néonisée qui se déversait du plafond manqua d'aveugler Manouël, qui cacha d'un réflexe salvateur son visage derrière sa main, à la manière d'un vampire surpris par la lumière corrosive du jour.
Il jeta un regard sur sa droite. Kaëzar s'était assoupi sur le magazine qu'il avait pioché nonchalamment dans le filet de rangement, la joue posée sur un questionnaire qui dévoilait en toute fin d'exercice la marque de produit vaisselle qui se rapprochait le plus de sa personnalité.
Manouël considéra le hublot, et fut saisi par le spectacle magnifique qui s'y reflétait. Un blanc pur et majestueux nappait le décor, tel un éternel océan de glace. C'est beau, songea Manouël, avant de souffler à lui-même : "C'est blanc comme un p'tit suisse." Puis, comme irrésistiblement happé par tant de beauté, il tendit sa main en direction du hublot, avant que celle-ci n'effleure une saillie dans le contre-bas de la fenêtre. Manouël l'empoigna, puis la leva fébrilement, dévoilant peu à peu le décor ténébreux qui se cachait derrière le hublot. Accablé de honte et de désillusion, Manouël se laissa choir dans son siège en se jurant de ne plus solliciter aucun de ses muscles avant que l'atterrissage ne lui soit officiellement confirmé.